Les enjeux de la spiritualité à travers certains personnages féminins du Tanah
- essentielle
- 17 Avr. 2023
- Durée : 7 min
Dans notre monde actuel, la femme est prise en étau.
Si un courant la situe dans la revendication d’une place identique à celle de l’homme, un autre lui demande d’avoir un rôle quasi mystique à jouer pour sauver le monde.
La pensée féministe accuse, conteste et se confronte. La pensée orthodoxe culpabilise, menace et impose.
N’existe-t-il pas une pensée du juste milieu qui mesure que la femme porte en elle sa place sans la revendiquer, mais qu’elle n’est pas là non plus pour amadouer la colère de D. ?
S’il est essentiel de se battre pour que la femme ne soit plus le maillon faible, victime des pulsions du monde, il est tout autant primordial que son individualité continue à penser et élaborer son rôle avec douceur et discernement.
S’il est essentiel de comprendre que les valeurs juives permettent de comprendre l’intimité profonde de la pudeur comme résistance au monde, il est tout autant primordial de changer les discours qui condamnent la femme à se croire dans un conte de fée dont le réveil est le plus souvent extrêmement douloureux, tant dans son couple, que dans sa relation à ses enfants et à la société qui l’entoure.
Tentons de comprendre ce que la Torah nous propose comme réponse.
Dans un contexte très patriarcal, quelles voies, quelles voix sont celles des personnages féminins du Tana’h ?
1-L’enjeu de la parole
L’humain, Adam à sa création était féminin et masculin, il avait deux visages qui dos à dos ne pouvaient se regarder.
« D. créa l’homme à son image ; c’est à l’image de D. qu’il le créa. Mâle et femelle (zahar et nekeva) il les créa. » (Berechit, 1, 27)
Rav Chimchon Raphaël Hirsh propose d’associer le mot zahar, le masculin avec zahor, le souvenir. En effet, le masculin porte en lui le souvenir et la perpétuation de la tradition humaine. Le masculin trace l’histoire. Dans la Tora, les générations, les toldot sont toujours masculines. Le féminin, nekeva vient lui de nekev qui signifie un réceptacle. Il contient le zahar, la tradition humaine (l’histoire des générations).
Nekev signifie aussi, être déterminé par. En effet, le féminin reçoit et se creuse, comme à l’image du puit, en fonction du masculin.
Cela signifie-t-il, que recevoir ne permet aucune action ni parole ?
Rivka fait le choix de suivre Eliezer pour rejoindre le monde d’Avraham.
Sa parole est courte : « je vais, eleh ».
« Ils dirent : « appelons la jeune fille et demandons son avis ». Ils appelèrent Rivka et lui dirent : « Pars-tu avec cet homme ? ». Elle répondit : « je vais » (Haye Sarah, 24, 57-59)
Cette courte parole comporte deux aspects : une forte indépendance à l’image d’Avraham (leh leha, va pour toi) et un chemin déterminé par le désir d’Avraham/ Eliezer d’offrir une descendance à Itshak.
Cependant, portant en elle les deux jumeaux, elle ressent intrinsèquement qui doit continuer le chemin de leur père Itshak. C’est elle qui fait en sorte de placer le bon enfant dans la lignée d’Avraham. Son « eleh » permet le toldot de Itshak. Sa parole qui persuade Yaakov de l’écouter pour recevoir la bénédiction est zahar, car zahor. Elle se souvient d’où elle vient et vers qui, elle est allée.
Comme le souligne Catherine Challier dans son ouvrage les matriarches ; la parole de Rivka est rupture et renouvellement tandis que celle d’Itshak est perpétuation de la tradition. Ainsi en est-il de leur prière pour avoir un enfant.
La parole de Rivka est déplacement.
Batcheva, femme de David, après avoir eu une relation avec lui, ne dira que trois mots : je suis enceinte.
« Cette femme devint enceinte et elle envoya dire à David : « je suis enceinte » (Samuel 2, 11, 5)
Ces mots positionnent également Batcheva dans l’histoire, puisque plus tard elle demandera avec emphase que son fils Salomon prenne la succession de David. (Même si elle perd le premier enfant). C’est elle qui sera près de son fils dans la construction du premier Temple.
« Elle lui répondit : « Seigneur, tu as juré à ta servante par l’Eternel, ton D., en disant : Salomon, ton fils, règnera après moi, et c’est lui qui sera assis sur mon trône » (Les rois 1, 1, 17-22)
2- L’enjeu de la stratégie :
Si positionnement, il y a, par la parole, certaines utilisent la stratégie.
Avigaïl, pour sauver son mari Naval que David veut tuer argumente de manière halakhique :
« Et maintenant, seigneur, j’en atteste le D. vivant et ta propre vie, ce D. qui t’aura préservé te t’engager dans les sangs (damim) et de te venger de ta propre main, oui, ils seront comme Naval, tes ennemis, ceux qui veulent du mal à mon seigneur » (Samuel 1, 25, 26), Comme le souligne le traité Meguilla 14a-b, si le mot sang est au pluriel en hébreu, c’est parce qu’Avigaïl évoque le sang du crime mais aussi le sang des menstruations, les siennes.
Elle prit du sang et le montra à David, (lui demandant de se prononcer en matière de Halakha, à savoir si ce sang était celui de la période d’impureté ou non). Il lui dit : est-ce que montre du sang la nuit ? car on sait que les Sages n’examinent pas les taches de sang la nuit parce que, à la lueur d’une chandelle il est malaisé de distinguer les couleurs. Elle lui répondit : est-ce que l’on juge les cas capitaux la nuit ? (Et tu condamnes Naval à mort).
Sa stratégie lui permet d’éviter le crime de David et l’adultère. Elle deviendra plus tard son épouse.
Devorah juge et prophétesse, par son statut et par sa stratégie, poussera les hommes à l’étude de la Tora :
En premier lieu son mari Barak en l’envoyant au Michkan apporter des mèches de bougies, afin qu’il entende des paroles de Tora. Puis en second lieu, en poussant le peuple à faire une guerre contre le général Sissera pour qu’il mesure que son immense armée et ses armes ne peuvent rien contre la foi et les promesses de D. Ceci le poussera également à revenir au service divin et à l’étude de la Tora. Elle comprend que cette guerre le sortira de l’engourdissement spirituel dans lequel il est.
Ces personnages déplacent le masculin dans son rapport à la loi et à l’étude de la Tora.
3- l’enjeu sociétal :
Lorsqu’il y a une famine en terre de Canaan, Avraham décide d’aller en Egypte. Il demande à Sarah de se faire passer pour sa sœur pour qu’il ne soit pas tué.
« Or, il y eut une famine dans le pays. Avram descendit en Egypte pour y séjourner, la famine étant excessive dans le pays. Quand il fut sur le point d’arriver en Egypte, il dit à Saraï son épouse : « Certes, je sais que tu es une femme au gracieux visage. Il arrivera que lorsque les Égyptiens te verront, ils diront : « c’est sa femme » ; et ils me tueront, et ils te conserveront la vie. Dis, je te prie, que tu es ma sœur ; et je serai heureux par toi, car j’aurai grâce à toi la vie sauve » (Leh leha, 12, 10-13)
Sarah est ici enjeu entre Avraham et les nations. Est-elle pour autant objet de transaction ? Sarah ne répond pas, ne parle pas. Cependant, elle se bat la nuit (en tapant sur le sol) lorsqu’elle est captive et envoie, nous dit le Midrach des plaies au Pharaon qui reconnait la grandeur du couple.
Elle devient intermédiaire et occasionne la paix.
Si elle semble objet au départ, elle devient sujet d’une rencontre entre l’Universel et l’Elu. (Catherine Challier)
Il en est de même pour Esther qui est enjeu entre l’intérieur du palais et l’extérieur. Elle se sacrifie pour la survie du peuple mais ce qu’elle sacrifie le plus c’est son destin individuel puisqu’elle devra renoncer à son mariage avec Mordehai afin d’aller volontairement retrouver le roi Ahachveroch. (Ainsi, ne porte-t-elle plus le statut de captive, abusée involontairement et commet ainsi, un adultère). Si elle y va pour sauver son peuple, la Halakha n’annule pas sa responsabilité personnelle.
Elle se perd comme le verset l’indique spirituellement (adultère) et physiquement, car elle risque de mourir en allant voir le roi sans y être convié. Mais sa grandeur réside dans cette tension entre la loi et sa vie personnelle, et c’est en cela qu’elle trouve pleinement sa place de femme.
Nous pouvons nous mettre en colère contre la réalité de la Halakha. Cependant, seule cette démarche permet de voir entre les lignes du monde, ce qui est de l’ordre du réel et non du fantasme. Esther pourrait se sentir une héroïne, mais c’est sa réalité personnelle qui la pousse à se positionner face à l’histoire collective qui se joue devant elle.
Le réel est l’intégration profonde et joyeuse que nous avons le potentiel immense d’être un sujet qui ne subit pas. La liberté c’est aussi d’être dans une démarche qui va dans le juste sens du monde.
4- L’enjeu spirituel
La plupart des femmes mentionnées ici sont retenues comme étant prophétesses par le Talmud.
Un prophète n’est pas confirmé par le miracle, parce qu’il fait des miracles mais par sa relation à D.
Ainsi en est-il de la Shira, de la louange d’Esther, de Devorah... Cette louange permet de constater et d’apprécier le dépassement de soi et le déplacement de l’histoire individuelle et collective.
Hanna lorsqu’elle prie évoque ouvertement la responsabilité de D. face à sa tragédie personnelle. De ses propres souffrances de femmes, elle a su s’élever et assumer la situation. Elle exprime qu’une femme déracinée (elle est akara, stérile, mot qui a la même que akira, un déracinement) s’enracine par sa tefila.
La prière est dépassement et déplacement.
Comprendre que D. a ce potentiel de transformation permet l’ancrage de son individualité. C’est ce qu’exprime Hanna dans sa Shira :
« Et Hanna se mit en prière, et elle dit : mon cœur se délecte en Hachem, mon front s’est relevé grâce à Hachem : je puis ouvrir la bouche en face de mes ennemis, car j’ai à me réjouir, Hachem de ton assistance.
Nul n’est saint comme Hachem, nul ne l’est que toi seul ! Aucune puissance n’égale notre D. (Ein tsour ke elokenou) » (Samuel 1, 2, 1-2)
Rachi rapporte que le terme tsour, le rocher a pour racine tsayar qui signifie un artisan.
Il n’y a pas d’artisan (tsayar) comme notre D. qui façonne une forme (tsoura) à l’intérieur d’une forme.
Hanna a conscience que son corps peut se modifier, se transformer.
Sa prière montre que ce qui est essentiel est de prendre conscience de soi et de son potentiel de déplacement.
Nous pouvons constater par ses exemples, que la femme vit sans cesse un déplacement. Que c’est aussi dans le dépassement que se situe l’enjeu spirituel.
Si elles existent peu conjoncturellement, elles arrivent en bougeant quelque chose, à leur réalité.
La réalité de la femme est décalage par rapport au monde, et en cela elle est intemporelle. Le spirituel s’il est déplacement permet d’évaluer de manière certaine notre part d’humanité.
L’égocentrisme est une erreur spirituelle. Se donner un rôle à jouer est égocentrique car cela fait fi de la part intime et cachée de chaque histoire. Les valeurs morales du monde qu’elles soient laïques ou religieuses sont éphémères. La Tora est éternelle car elle n’est pas porteuse de valeurs conjoncturelles. Elle se situe dans l’enjeu qu’a chacun de procéder à un déplacement de son histoire afin de connaitre pleinement sa place.
La vraie justice n’est pas extérieure à soi, elle est éthique à l’intérieur de soi.
Le langage à l’extérieure de soi nous immobilise, et crée de faux espoirs d’un messie qui ne viendra jamais.
S’atteler à être son propre espoir, s’arrimer à sa propre définition de soi permet de ne rien attendre si ce n’est sa propre délivrance.
D. est l’Autre qui permet de faire sans l’autre, sans le langage commun et mensonger.
Accepter sa solitude pour élaborer les vraies valeurs du monde comme l’ont fait, Sarah, Esther et les autres personnages féminins évoquées, nous désengage de manière digne de la révolte illusoire de notre statut.
Stéphanie Allali Klein